"Héritier d'une lignée
de richissimes financiers, fils
de famille révolté,
passionné de belles lettres
et de bonne chère, Grimod
de La Reynière, ex-avocat,
ex-journaliste, ex-épicier,
tiendra de 1803 à 1813 entre
ses moignons d'infirme le sceptre
de l'Empire gourmand." (Ned
Rival)
Le Docteur Cabanès relève
dans la littérature médicale
deux cas historiques de malformations
des mains, le second étant
celui du :
(...) "gastronome Grimod de
la Reynière, dont un de ses
contemporains a donné le
portrait suivant, qui n'est pas
précisément flatté.
Grimod de la Reynière appartenait
à la race des palmipèdes
: ses mains ressemblaient à
des serres d'oiseau de proie; les
quatre doigts étaient palmés
et réunis en un seul, et
leur extrémité était
armée d'une griffe. Le pouce,
beaucoup plus long et plus gros
qu'un pouce ordinaire, portait aussi
une griffe au lieu d'ongle. Ce pouce
et ce quadruple doigt, dépourvus
d'articulations et de mobilité,
possédaient une force extraordinaire
pour étreindre un objet à
l'instar d'un étau. Les griffes
monstrueuses dont ils étaient
accompagnés auraient eu,
au besoin, une action terrible pour
déchirer et pour lacérer.
Enfin, rien n'était plus
hideux que l'aspect de cette difformité.
Pour pallier l'infirmité
dont il était atteint, Grimod
de la Reynière fut muni,
on le sait, d'appareils prothétiques.
Ces appareils existent encore; le
Dr BOULANGER les a vus et touchés.
Ils sont dans un remarquable état
de conservation, sans autres dommages
que ceux causés par l'usage
et ceux dus à l'action du
temps.
On s'étonnera peut-être
de leur existence actuelle, et peut-être
aussi trouvera-t-on surprenant qu'ils
n'aient pas accompagné dans
la mort celui de qui, dans la vie,
ils firent, en quelque sorte, partie
intégrante. Peut-être
en fut-il ainsi, et les appareils
que notre confrère a eus
en mains sont-ils des appareils
de rechange. Quoi qu'il en soit,
ces appareils ont été
portés et présentent
des marques non douteuses d'un long
usage, d'usure même; et, d'ailleurs,
en raison de leur provenance, ils
sont d'une indiscutable authenticité.
La construction de ces appareils
a permis au Dr L. Boulanger de faire
rétrospectivement le diagnostic
exact de l'infirmité de Grimod
de la Reynière. Voici comment
s'exprime notre confrère
:
On l'a attribuée à
une malformation congénitale
: c'est l'opinion la plus accréditée,
et dans cet ordre d'idées,
on parle surtout de doigts palmés
et de syndactylie; on a dit aussi
qu'elle résultait d'une mutilisation
acquise, accidentelle, due aux morsures
d'un porc furieux. (Chronique médicale,
juin 1923). Quelles que soient la
cause et l'origine de cette infirmité,
les dispositions mécaniques
des appareils portés par
Grimod de la Reynière permettent
d'affirmer qu'il était privé
de doigts, de tous doigts.
L'hypothèse des doigts palmés,
pas plus que celle de la syndactylie,
ne peut être admise, parce
que, dans l'un comme dans l'autre
cas, les appareils en question n'auraient
pas eu leur raison d'être,
n'étant pas applicables.
En effet, pour que Grimod de la
Reynière ait pu ganter ces
appareils, dont les doigts sont
séparés, il aurait
fallu que les siens propres le fussent
également. Or, si la chirurgie
de l'époque eût osé
entreprendre et eût mené
à bien la section de ponts
cutanés, reliant deux ou
plusieurs doigts entre eux, aurait-elle
eu l'audace et la bonne fortune
de libérer des doigts réunis
par une soudure osseuse ? Mais en
l'admettant, pourquoi alors des
appareils prothétiques, puisque
Grimod de la Reynière aurait
recouvert l'usage de ses doigts
? Dans le cas où une semblable
opération n'eût pas
eu le résultat espéré,
et que l'adaptation d'appareils
de prothèse n'aurait pu être
reconnue nécessaire, ceux
dont la description précède
n'auraient pu être appliqués,
parce que les charnières
métalliques, situées
au niveau des articulations métacarpo-phalangiennes,
ainsi qu'on le voit très
bien, remplissent tout le calibre
des étuis qui représentent
les doigts et barrent le passage
de ces tubes métalliques
dans lequel, au surplus, des doigts
naturels, aussi malformés
qu'on veuille les supposer, n'auraient
pu s'insinuer, en raison de la courbure
fixe due à la demi-flexion
des phalanges les unes sur les autres
et à leur inextensibilité.
On ne peut s'arrêter à
l'hypothèse que Grimod de
la Reynière ait été
désarticulé de ses
dix doigts, même malformés
: la pensée recule devant
l'idée d'un aussi cruel sacrifice,
inutile et inepte; des doigts, même
malformés, rendent, on le
sait, encore plus et de meilleurs
services que le plus parfait des
appareils prothétiques.
Quant à la cause accidentelle
de l'infirmité de Grimod
de la Reynière, - les morsures
du porc furieux, qui en aurait été
la cause, - elle apparaît
comme tout à fait invraisemblable.
Ces morsures auraient désarticulé
les dix doigts ? Accident bien étrange,
aux conséquences plus étranges
encore, et vraiment tout à
fait inadmissible.
En dernière analyse, il faut
conclure que Grimod de la Reynière
est né sans doigts, n'ayant,
comme partie terminale de ses membres
supérieurs, que des moignons
métacarpiens, avec intégrité
de l'articulation du poignet. (...)
"